lundi 28 avril 2014

LE BONHEUR PLEURE



En parallèle avec ce blogue, je navigue désormais sur le site Mauvaise herbe. J'y accoste au moins une fois par mois.

Mon septième texte, publié le 28 mars 2014 :

Le bonheur est un oiseau en liberté. Surtout ne pas le retenir. Il faut savoir le laisser partir. Il reviendra. Peut-être. Sinon ce sera un autre.

Quand le bonheur est un oiseau apprivoisé, il picore sa nourriture au creux de notre main. Son chant nous ravit bien souvent, voyant là notre plaisir alors qu’il est le cri du ralliement, le son de l’appropriation d’un territoire, l’appel à sa semblable pour donner vie. Son vol nous séduit, voyant dans chaque battement d’ailes un peu comme une caresse au fond des yeux.

Le bonheur est un oiseau libre qui se pose au cœur de nous. Comme sur la branche d’un arbre. Et sur l’arbre aux multiples branches peuvent se poser de multiples oiseaux.

Mais voilà… Le bonheur est un oiseau en liberté. Quand il s’envole pour ne plus revenir, la branche est dénudée, le cœur est déserté. Et ce poids qui nous semblait si léger crée un vide bien lourd.

J’avais trois ans. L’univers était une maison de briques rouges embellie d’un jardin où vivait un géant dont les bras protecteurs ne m’avaient jamais fait défaut. Jusqu’au jour fatidique où il a dénoué mes doigts serrés derrière son cou, cherchant à le retenir. Ce jour-là, le bonheur s’est envolé.

J’avais trois ans. Un trou au cœur. Un arbre que le vent fouette pour arracher ses dernières feuilles. Feuille-maman, feuilles-frères envolées, emportées dans un ailleurs temporaire qui a duré des années. J’étais arbre en hiver dans un grand champ désert.

J’avais quatre ans. Il a suffi de quelques mots, une réponse. Pourquoi je suis ici? « Parce que je t’aime ». Le bonheur m’a enlacée pendant six ans.

J’avais neuf ans. L’univers était un territoire où cohabitaient mes certitudes. Là-bas, très loin, le géant sans retour. Plus près, à quelques kilomètres, la porte ouverte sur ma famille. Ici, le lieu des rires et des chants d’un présent frémissant au bruissement des feuilles sous le vent doux de la tendresse d’une mère d’accueil. Et puis soudain, tout est saccagé. Arbre déraciné, frappé par la foudre d’un départ imposé. Les romanciers en feraient sans doute une magnifique histoire d’amour où une femme traverse l’océan pour retrouver l’homme aimé et père de ses enfants. Une petite fille de neuf ans n’y a vu que la brutalité d’une amputation sans anesthésie de cette vie reconstruite.

J’avais 11 ans. Arbre sans racines qui s’ébroue comme cheval sauvage refusant que s’y pose tout oiseau de passage. Sur une route pavée de bonnes intentions, je me retrouve enfermée dans un pensionnat. Pendant cinq ans. J’aurais pu me noyer dans toutes mes larmes versées. Sur une feuille d’azur des mots ont franchi l’Atlantique, faisant le pont entre deux cœurs : « Si l’océan qui nous sépare nous fait tant de peine, faisons-en, entre nous deux, un océan de tendresse. » Mon talisman.

Sur l’océan de la vie, bien des oiseaux se sont posés sur le bastingage de mon vaisseau de bois. J’ai appris à écouter leur chant sans chercher à les retenir. Non, cela ne fait pas moins mal quand ils s’envolent. Cela rend juste plus intense le moment, le temps de leur présence.

Et pourtant… pourtant, malgré toute la science acquise de la résilience, l’inattendu nous confronte à nos limites. Depuis des mois, il y avait une joie très grande qui fleurissait, promesse de vie. Comment dire autrement tout ce que représente la seule idée d’ouvrir nos bras à l’enfant attendu? Avant que d’être né, il est déjà là. On sécurise la maison, on orchestre le temps, on anticipe les sourires, on cherche ses traits sur les visages des parents, on fantasme sur son caractère, on rivalise de projets pour ses futures expériences. Le cœur s’agrandit. On pourrait même croire que les bras sont plus grands, le geste plus large. Les mains s’impatientent des caresses à donner. Pur bonheur!

Et puis…

Ce poids qui nous semblait si léger crée un vide bien lourd.

Le bonheur est un oiseau en liberté. Surtout ne pas le retenir. Il faut savoir le laisser partir.


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