jeudi 27 mars 2008

Les enfants soldats de Suzanne Lebeau



Progrès-dimanche
Les Arts - Théâtre, dimanche 23 mars 2008, p. 40

"Le bruit des os qui craquent"
Un thème qui trouble

JONQUIÈRE - Avec Le bruit des os qui craquent, Suzanne Lebeau veut mettre l'insoutenable à la portée des enfants de dix ans. Lundi dernier, la dramaturge et cofondatrice du Théâtre Carrousel a présenté en lecture cette pièce de théâtre qu'elle destine à un jeune public. Pour la circonstance, le Théâtre la Rubrique a invité des personnes concernées par le théâtre et les enfants, auteurs, enseignants, comédiens, metteurs en scène.

Une trentaine de personnes ont répondu à l'invitation, laquelle consistait à donner leur avis sur l'éventualité de présenter cette oeuvre particulièrement grave à un public très jeune, dès le second cycle du primaire. L'auteure n'en est pas à ses premiers pas dans l'exploration des drames humains dont les enfants sont victimes, mais cette fois, le thème abordé, les enfants soldats, a de quoi troubler tout le monde.

Jouant de prudence, pourtant convaincue de la capacité des enfants à recevoir une telle et douloureuse vérité, l'auteure consulte. Serait-ce pour mieux préparer les adultes à partager l'intense émotion que suscite l'histoire d'Élikia et de Joseph?

Après avoir écouté, dans un silence total, ce récit à trois voix livré sur une scène habillée de quelques chaises de métal, d'une table en retrait et d'un micro, les auditeurs semblaient secoués et perplexes. Réfléchissant à haute voix, les réticences du début ont évolué vers une assurance grandissante sur la pertinence de permettre à des jeunes d'au moins dix ans d'entendre cette pièce que produira bientôt Le Carrousel.

Le choc

La guerre fait partie de la vie des enfants. Suzanne Lebeau rappelle les grandes manifestations menées contre la guerre en Irak: "Dans la foule, des petits de tous les âges marchaient auprès des adultes pour protester. Deux mois plus tard, ces mêmes enfants pouvaient voir la guerre en direct à la télévision."

Lorsqu'elle a vu, pour la première fois, un documentaire sur les enfants soldats, enrôlés de force à l'âge de six ans, petits garçons et petites filles, battus, drogués, violés, entraînés à tuer, elle avoue: "J'ai été bouleversée au-delà de ce que je pouvais croire ou penser. La réalité est encore plus terrible que ce que j'ai mis dans le texte. Dans la réalité, pour beaucoup, il n'y a pas cette porte ouverte sur l'espoir."

Amnistie internationale dénombre au moins 300 000 enfants soldats dans le monde. Difficile de croire que les enfants ne se sentent pas concernés. Ce n'est qu'après avoir imaginé et créé ses propres personnages que l'auteure est partie au Congo, voir de ses yeux, entendre de leur bouche, les témoins et survivants de ce fait atroce. "Je me suis d'abord demandé si l'auteure pouvait parler de ces réalités à nos enfants qui ne les connaissent pas... ces réalités qui nous bouleversent tant, nous qui sommes adultes."

Elle a ensuite rencontré 13 groupes de jeunes de 10 à 12 ans de milieux sociaux et culturels différents. Après avoir regardé le documentaire, tous ont accepté de répondre à son questionnaire.

"Je n'avais qu'une question pour enclencher la discussion : est-ce que nous, les adultes, avons le droit de vous parler de ces réalités "dérangeantes" que vous ne connaissez pas? Ils ont répliqué: "Vous en avez le devoir. Si nous ne savons pas, comment pouvons-nous nous situer dans le monde? À quel âge aurions-nous le droit de savoir?" "

La gifle du théâtre

Par expérience, Suzanne Lebeau connaît le pouvoir du jeu théâtral. Elle l'a constaté, "le public réagit plus fortement a une gifle donnée au théâtre qu'au visionnement d'une guerre en direct à la télévision, malgré les morts et le sang qui coule."

Pour parler des enfants soldats, l'écrivain a tout misé sur les mots. Gervais Gaudreault, cofondateur du Théâtre Carrousel , en a fait une "mise en espace" où l'absence de décors ajoute à l'intensité de ce texte, lu à trois voix, dans un ton juste et émouvant par Émilie Dionne, Lise Roy et Sébastien René.

Au centre de la scène, face au public, deux personnages: Élikia, 13 ans et Joseph, 8 ans. Enrôlée à 10 ans, Élikia a franchi les limites de l'horreur. Violence, cruauté, drogue, viols multiples jusqu'à ce que le "chef", Rambo, en fasse sa concubine attitrée. Un statut qui lui permet, un temps trop bref, de soustraire la nouvelle recrue à la brutalité d'un rebelle et, pourquoi pas, prendre le risque de le sauver. L'action se déroule au fil des mots qu'échangent les enfants entre eux, ou en aparté avec le public, traçant le récit de leur fuite. Une longue marche dans l'espoir de retrouver le village du garçon.

Sur la gauche, en avant-scène, une femme seule, assise devant un micro. Une infirmière, citée devant une quelconque Commission des droits de la personne, livrant avec un calme olympien, sans jugement, sans accusation, le témoignage de ce qu'elle sait sur le drame des Élikia et Joseph de ce monde. "Ils doivent savoir, recommande-t-elle à ses interlocuteurs muets... peut-être sourds craint-elle. Quand ils sauront, ils vont arrêter tout ça. [...] Les mots de la bouche ne peuvent pas tout raconter, ils sont trop près de la haine. Pourquoi les enfants restent avec les rebelles, malgré la violence et l'horreur? Quand tu es un enfant, tu fais ce qu'on te dit... La peur, le pouvoir... le lien avec son arme. La première chose qu'un enfant apprend c'est à manier une arme et à tuer. Ils sont drogués. Pourquoi les petites filles? Devinez. Il y a cinq filles pour soixante hommes."

Le récit alterne entre la parole des enfants, créant l'action et le témoignage de l'infirmière, situant l'histoire dans son contexte. Maintenant l'équilibre entre l'aspect dramatique des faits et la résilience des enfants si humains dans cet enfer, si fragiles et si forts dans leur innocence.

Élikia et Joseph atteindront le rivage tant souhaité. Une fin heureuse? Soyons réalistes. Joseph a échappé à l'enrôlement. Élikia, dont le prénom signifie espérance, mourra du sida à 15 ans. "J'avais une seule vie à vivre et c'est déjà fini!" termine Élikia. "Comment soigner une blessure qui ne saigne pas? demande l'infirmière. De quoi voulez-vous que nos filles meurent? D'une balle ou du sida."

Tel que présenté, ce très beau texte est saisissant, parfois insoutenable, toujours intense. Prêt à être livré, même à un public jeune. Souhaitons qu'il soit précédé d'une sensibilisation à l'existence des enfants soldats et suivi d'une réflexion axée sur la part d'espoir qu'il sous-entend, a exprimé un public fortement ému.

claforge@lequotidien.com


Illustration(s) :

Suzanne Lebeau est venue présenter une lecture d'un texte bouleversant sur les enfants soldats.

Catégorie : Actualités
Sujet(s) uniforme(s) : Théâtre
Taille : Moyen, 397 mots

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